Poème dédié à John Keats,un poète mort de la tuberculose
LA TOMBE DE KEATS
Délivré de ce monde injuste, et de sa peine,
Il se repose enfin sous le dais bleu de Dieu,
Emporté quand amour et vie s’ouvraient radieux,
Le plus jeune martyr gît, ici, dans la plaine,
Comme Sébastien, beau et mort, adulte à peine.
Nul cyprès sur sa tombe et nul if ténébreux,
Mais la violette, avec de la rosée aux yeux,
Lui tisse, de ses fleurs, une éternelle chaîne.
Toi, le plus fier des cœurs, que le malheur brisa !
Ta lèvre douce – ainsi qu’à Mytilène – enchante !
Toi, le poète-peintre de notre Angleterre !
Ton nom demeurera – écrit sur l’eau naguère ;
Et mes pleurs garderont ta mémoire vivante,
Comme le basilic, qu’Isabelle arrosa.
Vérone, ville dans laquelle Wilde séjourna à l’âge de vingt ans avec ses amis William Goulding et John Pentland Mahaffy, le 23 juin 1875, après un passage par Padoue, représente avant tout pour le jeune homme qu’il est le lieu d’exil de Dante. Légèrement excessif, mais aussi douloureusement prophétique, Wilde transforme la ville d’exil du poète en prison : il écrit à sa mère qu’il se souvient de « Dante, fatigué de monter péniblement les marches escarpées du palais des Scaligeri, en exil à Vérone, vient se reposer dans une maison à Padoue en compagnie de Giotto. »
Wilde reprend dans le poème, publié en 1881, l’image empruntée à Dante, pour ouvrir sa description d’un martyre de poète, finalement tenté par les imprécations de Job, dont il est ici fait écho (« Maudis donc Dieu et meurs : qu’en espérer de mieux ? »). La beauté de la ville, que Wilde a beaucoup appréciée, allant notamment assister à une représentation d’Hamlet en plein air, et se baladant sur la place du marché couverte d’ombrelles, protégeant les marchands de fruits, n’est pour le poète, en fait, qu’une prison dorée, qui l’éloigne de Florence, sa ville, où il préférerait encore mourir…
Peut-être Wilde s’est-il souvenu de ce poème de jeunesse du fond de sa cellule, peut-être a-t-il lui aussi, sous les lourds barreaux de sa prison, pensé à son amour et à « l’éclat d’étoiles à foison », en se souvenant avoir aimé, comme il le rapportait à sa mère, « combien il était romantique d’être assis dans le vieil amphithéâtre de Vérone, sous une nuit éclairée d’un beau clair de lune. »
Le poème de jeunesse, encore quelque peu scolaire quand il s’adressait au vieux Dante, prend alors une tout autre résonance, en parlant à Wilde adulte, en prison, depuis sa jeunesse heureuse, en Italie.
À VÉRONE
Ah ! qu’au palais des rois, il est dur de gravir
Les marches, quand on est, comme moi, exilé
Et las, et que le pain est amer et salé,
Tombant de la table du Lévrier… Mourir
Sur les rouges sentiers de la guerre, ou souffrir
Que la Porte à Florence ait mon chef exposé,
Tout vaudrait mieux que vivre, par tout ravalé,
Subissant jusqu’au fond de mon âme un martyre.
« Maudis donc Dieu et meurs : qu’en espérer de mieux ?
Il t’a certe oublié dans le ciel radieux
De sa ville dorée et dans l’éternité. »
Silence : sous les lourds barreaux de ma prison,
Je possède ces biens que nul ne peut m’ôter :
Mon amour, et l’éclat d’étoiles à foison.
Envoyé à William Ewart Gladstone, qui s’était élevé contre le massacre des chrétiens en Bulgarie, dans son pamphlet Bulgarians Horrors and the Questions of East, ce sonnet de circonstance marque un engagement parfois un peu maladroit de la part de Wilde, qui montre peu d’égard pour le prophète Mahomet.
Le péril ottoman, identifié au Croissant, face à la croix chrétienne, entraîne Wilde dans une supplique au Christ qui lui paraît avoir abandonné ses enfants… Peu habitué au sonnet engagé, Wilde ne peut que faire appel au Christ lui-même, en guise de solution politique, et on peut mettre ce poème plein d’émotion et de révolte en regard de celui adressé aux enfants de la liberté, dans lequel Wilde propose une sorte de manifeste politique silencieux, se voulant le frère intérieur, impassible, des révoltes politiques.
Bien souvent le Christ apparaît l’interlocuteur secret, intime, des hésitations et des élans politiques d’un Wilde extérieurement impuissant, ici particulièrement touché par le caractère religieux du scandale que représentent les crimes commis en Bulgarie… Sa révolte intérieure s’exprime alors poétiquement, mais toujours par l’intermédiaire du Christ, impuissant comme lui, mais espéré.
SONNET SUR LE MASSACRE DES CHRÉTIENS EN BULGARIE*
Christ, es-tu bien vivant ? Ou tes os desséchés,
Dans le sépulcre en pierre, ont-ils blanchi sans trêve ?
Ta Résurrection ne fut-elle qu’un rêve
De celle qui, t’aimant, racheta ses péchés** ?
L’air est horrible, et plein de cris d’homme écorché,
Les prêtres sont tués, qui invoquaient ton nom,
N’entends-tu pas l’amère lamentation
De ceux dont l’enfant gît, sur la dalle couché ?
Viens vers nous, Fils de Dieu ! L’ombre du crime tombe,
Couvrant tout le pays, et, dans le ciel si noir,
Je vois ta Croix et un Croissant qui la menace !
Si tu as dit la vérité, brisé la tombe***,
Viens vers nous, Fils de l’Homme ! et montre ton pouvoir,
Que Mahomet n’ait pas la couronne à Ta Place !
* Des atrocités commises par les Turcs, en mai 1876, avaient suscité la parution à Londres de deux textes de Gladstone, ancien premier ministre libéral. Wilde a pris le sonnet de Milton « Sur le dernier massacre au Piémont » pour modèle de son poème, qu’il a envoyé le 14 mai 1877 à Gladstone. Pour le remercier des encouragement reçus, Wilde lui adressa un autre sonnet : « Jour de Pâques ».
** Dans cette même lettre du 17 mai, il commente ainsi ce vers : « l’allusion s’applique évidemment à Marie-Madeleine, la première personne qui vit Notre Seigneur après sa Résurrection et qui en apporta la nouvelle à ses disciples. » Wilde rapproche constamment cette Marie-Madeleine (Jean, 20, 11-18) de la femme de mauvaise vie qui se rachète en arrosant de larmes les pieds de Jésus et en les séchant de ses cheveux (Luc, 7, 47).
*** Ces vers rappellent les railleries adressées par ses bourreaux à Jésus sur sa croix : « Toi qui détruis le Sanctuaire et en trois jours le rebâtis, sauve-toi toi-même, si tu es Fils de Dieu, et descends de la croix ! » (Matthieu, 27, 40).